Gilles Geneviève : La philosophie pour enfants en ZEP
Projet de communication
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Journée de la philosophie - UNESCO - 20 novembre 2003

Un extrait de mon intervention

Je voudrais commencer par une citation : « Au-delà de toute participation d'ordre médiatique à une nouvelle vogue, l'intérêt de la philosophie pour les enfants rentre dans les préoccupations fondamentales de l'UNESCO, en vue de la promotion d'une culture de la paix, de lutte contre la violence. Le fait que les enfants acquièrent très jeunes l'esprit critique, l'autonomie à la réflexion et le jugement par eux-mêmes les assure contre la manipulation de tous ordres et les prépare à prendre en main leur propre destin. »

La pratique

L’idée générale est donc de permettre aux enfants de prendre conscience qu’ils ont leur avenir, individuel et collectif, entre leurs mains. Que leur faculté de penser, et l’expression de leur pensée dans des discussions, peuvent être de précieux auxiliaires à l’acquisition de cette autonomie. Qu’elles en sont même, peut-être, la condition sine qua non. Et je parle ici d’autonomie au sens étymologique : chacun doit être à même de se régir par ses propres lois. Ce qui suppose, bien sûr, la visée de la capacité à penser par soi-même. Mais l’homme étant un animal au moins partiellement social, voire grégaire, il importe aussi de prendre conscience que cette autonomie doit être garantie pour tous. Autrement dit, que l’autonomie de l’un ne doit pas contrevenir à celle des autres. D’où la nécessité de négocier, pour contracter. Contrat ?

Ces finalités inspirent la forme même que prennent les activités menées avec les enfants : alternance de phases individuelles de réflexion et de phases semi-collectives et collectives de discussion ; absence de jugements autres que ceux produits par le recherche commune ; non-intervention du maitre (autant que faire se peut…) qui ne donne pas son propre sentiment, son avis, sur l’objet de la discussion ; recours limité à la pensée des « grands » auteurs qui est toujours présentée à titre d’exemple, et plutôt pour montrer que le questionnement actuel des enfants est commun à un grand nombre d’êtres humains ; acceptation, dans une certaine mesure, de la pensée digressive ; constat éventuel d’apories, de désaccords non réductibles ; enfin, possibilité donnée aux élèves de faire évoluer le dispositif.

Fonctionnement des séances

J’utilise, dans les groupes vierges de toute pratique philosophique, les romans de Matthew Lipman, et je respecte grosso modo le déroulement qu’il a prévu. Le travail se décompose donc en cycles de deux séances généralement séparées de quelques jours. Lors d'une première séance, les élèves lisent l'extrait choisi, silencieusement d’abord puis oralement, selon la technique de la lecture partagée. Ensuite, les enfants sont invités à travailler seuls, ou en équipes de deux ou trois, à leur choix, pour trouver puis proposer une ou plusieurs questions d'ordre général que leur inspire cette lecture. On peut légitimement se demander ce qu'est une question « d'ordre général ». Ou si toutes les questions d'ordre général peuvent être le déclencheur d'une discussion philosophique. Ce point nécessiterait des développements qu’il m’est difficile, pour des raisons de longueur, d’inclure ici.

Une fois les questions recueillies et écrites au tableau, ou à mesure que les enfants les proposent, une première discussion a lieu, portant sur l'intérêt, la pertinence, le caractère non particulier des questions posées. On s’interroge aussi sur leur redondance éventuelle. Quand la liste des questions est arrêtée, on choisit l'une d'elles au moyen d'un vote à main levée.

A titre d’exemple, voici quelques-unes des questions retenues par les enfants l’année dernière dans le cadre de l’atelier de l’UP. Je dis bien à titre d’exemple, parce que vous avez compris que ce sont les enfants eux-mêmes qui proposent et choisissent les questions. Il est donc évident que, dans les ateliers à venir, ces questions là n’ont que peu de chances d’apparaître à nouveau :

Pourquoi hésite-t-on parfois avant de se décider ?

Pourquoi certaines personnes sont-elles modestes ?

Pourquoi certaines personnes croient-elles que le moment qui est en train de se passer, c’est un rêve ?

Y a-t-il des raisons suffisantes pour se battre ?

Pourquoi a-t-on des goûts différents ?

Peut-on croire à l'existence ou à la non-existence d'un dieu ?

La deuxième séance du cycle débute par le rappel de la question choisie, puis les enfants sont invités à mener une réflexion sur celle-ci, individuellement ou par groupes de deux ou trois, à leur choix. Cette réflexion est parfois lancée, ou étayée, par des « sous-questions » que je propose, en nombre limité - jamais plus de trois - principalement pour tenter d’amorcer un travail de conceptualisation des notions présentes ou d’élucidation des présupposés. La discussion en grand groupe commence ensuite, selon les principes définis ci-dessus. Selon l’âge des enfants, leur avancée dans la démarche, un ou plusieurs d’entre eux peuvent jouer le rôle de distributeur de parole, ce qui me permet un retrait plus grand. Je deviens alors participant, et j’interviens éventuellement, en demandant la parole.

Dans certains groupes, après quelques séances, je propose aux enfants de faire évoluer le dispositif, s’ils le souhaitent. En fait, tous les aspects peuvent être discutés : point de départ (texte ou non ?), intérêt de la présence de « sous-questions », rôles des uns et des autres, mode de circulation de la parole etc.

Une citation

Michel Tozzi a écrit ceci, auquel je souscris :

« Pourquoi ne voir dans l’enfant que celui qui répond par l’opinion et le préjugé, et non celui qui questionne sur le sens ? A ne pas prendre au mot ses questions, dans leur contenu conceptuel et pas seulement dans leur affect, à différer scolairement leur prise en compte, on prive l’enfant d’une culture du questionnement, on condamne l’école à une culture de la réponse. Et l’on s’étonne alors qu’en terminale ce soit le professeur qui doive poser à l’élève les questions philosophiques, comme si c’était ses questions à lui, et non aussi celle des élèves, alors qu’en primaire ce sont les élèves, dès qu’on leur laisse un espace de parole et que l’on écoute, qui posent des questions à l’enseignant … N’est-ce pas l’école, qui en refermant trop tôt la question, n’arrive plus à la réouvrir ? Qui crée elle-même, comme disent les didacticiens, le problème de la « dévolution de la question aux élèves » ? Alors que c’est cette culture du questionnement qui va structurer pour toute une scolarité un rapport à la fois positif et non dogmatique au savoir, puisque le savoir n’a de sens que comme réponse à des questions que l’on se pose ».

Oui, il s’agit bien de développer l’attitude questionnante, dans le sens d’une critique radicale, d’une remis en cause des apriori, des préjugés. Il s’agit d’examiner nos principes, nos valeurs, nos opinions, en nous demandant, précisément, si ce sont vraiment les nôtres ou si nous ne sommes pas victimes de manipulations, de conditionnements. Et se demander ne signifie pas mettre à bas. Remettre en cause ne signifie pas détruire systématiquement ce qui est construit au simple prétexte que ça l’est.

Cette attitude questionnante est-elle présente au départ, chez le jeune enfant ? C’est très probable. Mais il est une certitude, dans ce domaine, c’est que les influences multiples (parents, école, « société ») mettent à mal cette attitude, en apportant des réponses toutes faites. Des préjugés, au vrai sens du terme. Et surtout, mais pas uniquement, dans les milieux économiquement défavorisés, où les messages véhiculés par les médias, particulièrement, sont reçus sans recul, sans analyse critique, sans mise à distance.

Il s’agit donc bien pour nous d’entretenir une flamme qui risque de s’éteindre si on n’y prend garde. Et qu’il sera, si cela arrive, très difficile de rallumer. Comment envisager de se changer, de changer le monde, si on ne se pose pas de questions ? si tout ce qui est accepté pour la seule raison que c’est comme ça, que ça a toujours existé ? Combien de fois, par exemple, n’avons-nous entendu dire « ya toujours eu des chefs, ya toujours eu des riches » comme si ce constat pouvait valoir argument à la pérennisation de situations iniques.

Comme conséquence concrète de tout ce qui précède, et pour répondre à d’éventuelles et légitimes appréhensions, je dirais qu’il me semble impératif pour l’animateur d’un tel atelier de ne pas intervenir sur le fond. Quel gigantesque oxymore, quel fabuleuse contradiction, à la limite de la supercherie, si je prétendais donner des outils pour combattre les préjugés en en imposant d’autres. C’est pourquoi, aussi, mon atelier est ouvert à tous. Les enfants peuvent y venir, à partir de 7 ans, pour une fois ou pour l’ensemble de l’année. Même si on n’est pas venu les premières fois, on peut sans problèmes s’insérer dans le groupe les fois suivantes, arriver en cours d’année, manquer quelques séances, revenir etc. Et les parents, les adultes, les simples curieux, les enseignants qui voudraient voir à quoi ça ressemble, tous sont les bienvenus. Je demande simplement aux adultes de rester discrets, pour éviter que les enfants soient intimidés et n’osent pas prendre la parole.

Je ne suis pas seul

Je veux dire aussi que je ne suis pas seul. Que les discussions philosophiques avec des enfants et des adolescents ne sont pas l’invention d’un quelconque hurluberlu caennais, mais que si d’aucuns sont plus exposés aux médias, ils ne représentent que la partie émergée de l’iceberg. De nombreux praticiens-chercheurs, comme je me plais à les nommer, travaillent dans l’ombre, dans leur classe, dans des centres d’animation, des cafés, d’autres universités populaires (à Narbonne, par exemple). Pour être moins sous l’œil des caméras, pour voir moins de micros brandis sous leur nez, ils n’en réalisent pas moins un travail exemplaire, et sont le germe, peut-être de bien des développements.

Silence

A propos de silence, il est intéressant de remarquer que nos démarches s’interrogent là-dessus. Sur le silence des enfants qui ne parlent pas, par exemple, au cours des discussions philo. Car si on est autorisé à parler « de sa place », on est aussi autorisé à se taire… Imaginez un conférencier qui viendrait. Il s’assoit, et ne dit rien. Malaise. Malaise aussi quand le silence s’installe entre des gens qui se connaissent peu. De quoi s’agit-il ? D’une certaine peur du vide, comme un pied posé au bord de l’abîme ? Eh bien, en classe, face à un groupe, c’est la même chose. Le silence fait peur, dans les phases orales. D’où la tentation de le combler avec ce qui tombe sous la main, sous la langue plutôt. Mais quand on comble des trous, c’est souvent avec du matériau de récupération. Dans nos discussions philosophiques, donc, le silence peut s’installer, du moins est-ce une visée. Parfois, même si c’est moi qui parle, je m’arrête pour dire : « Attendez, je dois réfléchir à ce qui vient de se dire ». Car si la parole est l’expression de la pensée, encore faut-il ménager des temps où la pensée est à l’œuvre. Et beaucoup, moi compris, ne peuvent pas penser pris dans un flot ininterrompu de paroles.

Tiens, je suis opportunément tombé sur cette phrase, récemment, dans le roman d’A. Nothomb « Stupeurs et tremblements » : « Je me taisais donc, et pensais d’autant plus ». 

Cohérence

Je voudrais terminer en insistant sur la grande cohérence que je vois entre la démarche pour enfants et les cours pour adultes organisés par l’UP. Les auditeurs des cours de Séverine, Michel, Raphaël et Gérard, volontaires, assidus souvent, n’ont sans doute pas besoin d’activités qui les encouragent à oser se questionner, à remettre en cause leurs apriori, à penser par eux-mêmes.

Mais d’autres, combien d’autres n’ont pas cette chance ? ou n’ont pas encore fait cet effort d’émancipation, comme on voudra ? Beaucoup, des foules entières probablement, n’ont pas encore réussi à s’engager dans une dynamique consistant pour chacun à se changer soi, pour changer le monde. A se sculpter soi-même, à faire de leur vie une œuvre d’art. De ce point de vue, d’ailleurs, il n’est pas anodin de constater que le premier élargissement de l’UP concerne l’art, des formes d’art actuelles, rompant avec l’académisme.

Alors oui, aidons nos enfants à maintenir cette flamme allumée, pour qu’ils désirent venir écouter de tels conférenciers, lire des livres, et qu’ils en tirent matière à s’affiner, à se dégager des formes brutes, stéréotypées, dans lesquelles ils risquent, sinon, de demeurer pétrifiés.

Car combien d’hommes et de femmes, tous anciens enfants, si l’on peut dire, n’osent pas penser, imprégnés qu’ils sont des paroles entendues pendant des années, des lustres, des siècles, et qui répétaient jusqu’à la nausée que l’on ne pouvait penser que dans des cadres imposés par d’autres, rois, prêtres ou patrons ? Que dans le domaine de la connaissance et de la culture, prendre une initiative, s’autoriser à penser ou à sortir des sentiers balisés, c’était se condamner soi-même au bannissement, à l’excommunication, à la chute, à la sortie définitive du Paradis ? Et que cette malédiction pèserait non seulement sur eux mais sur toute leur descendance. Que toutes les générations à venir paieraient pour le crime originel de leurs ancêtres. C’est dire l’ignominie de la faute. C’est dire l’ampleur de la tâche qu’il nous reste, ensemble, à accomplir.

 G. Geneviève

Novembre 2003

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